La steppe musicienne de Frédéric Léotar est un ouvrage important d’ethnomusicologie pour au moins trois raisons : parce qu’il révèle des répertoires musicaux peu connus ; parce qu’il réoriente la discipline dans des directions à mon avis nécessaires ; parce qu’il met en oeuvre une méthodologie novatrice, aux conséquences multiples.
Tout d’abord, l’auteur a accumulé une ample expérience de terrain dans deux régions du monde, l’Asie centrale et la Sibérie méridionale, dont on connaît peu la musique pratiquée par les Turks agro-pasteurs, étudiée ici à partir de cinq populations représentatives de l’aire turcique d’Asie intérieure : les Touvas, les Kirghizes, les Ouzbeks, les Karakalpaks et les Kazakhs. Ce répertoire est désormais musicalement accessible grâce au site internet associé au présent ouvrage ((lasteppemusicienne.oicrm.org.)) . Le travail porte d’abord sur les mélodies qualifiées de huchées par lesquelles les pasteurs s’adressent à leurs bêtes pour les calmer ou les encourager à fournir du lait. Mais l’auteur ne s’en tient pas à ce seul genre : il considère dans ses analyses aussi bien des berceuses que des lamentations funéraires, des chants de divination, des chants de travail (qui accompagnent le dépiquage, le tissage, l’assouplissement de la laine), des chants de divertissement, des chants de mariage, des improvisations vocales et des mélodies instrumentales.
De plus, la méthode d’analyse suivie fait la démonstration que, contrairement à une idée plus souvent affirmée que démontrée, le système musical à la base des productions du patrimoine musical turcique, n’est pas propre à chacun de ces genres, mais obéit à des règles de fonctionnement communes aux cinq populations considérées. Ce faisant, Léotar renoue avec une perspective importante pour l’ethnomusicologie, mais que la focalisation sur les approches purement culturelles des dernières décennies a eu tendance à occulter : la nécessité de l’approche
comparative indispensable dans une perspective anthropologique.
Bien sûr, l’auteur observe des récurrences de fonctionnement au sein d’une même pièce. Celles-ci sont minutieusement analysées grâce à la technique paradigmatique, désormais bien connue qui lui permet de fournir le modèle particulier des cellules mélodiques utilisées dans chacune des 68 pièces du corpus. Mais Léotar va plus loin, et c’est sans doute là l’apport méthodologique fondamental de son livre : il fait la démonstration que l’ensemble de ces pièces est sous-tendu par un modèle général. Il étend l’analyse, de proche en proche, à des groupements de plus en plus vastes de pièces – entre divers bergers et bergères, au sein d’un même village, à l’intérieur d’une même population, et ce, jusqu’à embrasser l’ensemble de l’aire turcique. Pour ce faire, il a eu l’idée de caractériser les familles de cellules que l’on rencontre dans tout le corpus, à l’aide de symboles dont la signification est la même pour chacune des pièces enregistrées d’un bout à l’autre de cette aire culturelle. Cette manière de procéder permet, dans un premier temps, de proposer une stylistique de l’ensemble de ces répertoires. Mais au-delà de son application à ce corpus particulier, cette technique résout un problème considérable de l’analyse en (ethno)musicologie : comment rendre compte, à l’aide d’une représentation homogène, de propriétés générales communes à des pièces particulières ?
On pourrait penser que, ce faisant, Frédéric Léotar restreint son propos aux seules caractéristiques formelles du corpus. Il n’y aurait pas lieu de s’en excuser, de toute façon, car la description stylistique d’un corpus demeure en elle-même un thème d’investigation parfaitement légitime qui a d’ailleurs été quelque peu négligé dans l’ethnomusicologie de ces dernières années, à quelques exceptions notables près. Mais l’ouvrage fait la démonstration que, sans cette description, il est impossible d’aborder des problématiques cognitives et des questions anthropologiques fondamentales qui ne peuvent être efficacement élucidées qu’en tenant compte de l’organisation spécifiquement musicale du corpus étudié, et ceci de deux points de vue :
- La procédure utilisée permet de démontrer que chacun des bergers et bergères va puiser, pour produire chacune de ses pièces musicales, dans un stock poïétique commun aux cinq populations et dont on peut fournir le modèle. L’auteur met ainsi le doigt sur une dimension fondamentalement cognitive à l’oeuvre dans l’exécution de ces répertoires : le fonctionnement de leurs stratégies de création. Chaque musicien(ne), dans chaque pièce produite, procède à une combinatoire particulière de cellules dont il est le dépositaire, et Léotar fait la démonstration que, pour cela, les musiciens font appel à différents systèmes de mémoire – à court, à moyen et à long terme. De plus, l’auteur nous fait découvrir que, en allant d’est en ouest, des Touvas aux Karakalpaks, le nombre des cellules musicales utilisées va en augmentant.
- L’approche est également de caractère anthropologique. D’abord, parce qu’elle est fondée, dès le départ, sur une perspective comparative, indispensable si, en définitive, on veut savoir « how musical is man ». Ensuite, parce que l’auteur montre, à propos d’une berceuse, et avec finesse, comment le contexte de la performance en explique la structure à partir de données qui se superposent à la grammaire musicale préalablement explicitée. De façon plus globale, les résultats analytiques suggèrent un lien entre l’agencement des cellules utilisées et le caractère nomade ou sédentaire des populations étudiées.
Ainsi, Frédéric Léotar apporte-t-il la preuve que, au-delà de l’approche analytique, descriptive et stylistique des pièces d’un corpus qui, en soi, demeure un objectif scientifique parfaitement légitime, ces analyses immanentes sont un préalable indispensable pour une approche poïétique, cognitive et anthropologique des musiques de tradition orale.
Dans son ouvrage, l’auteur a le souci de décrire des pièces extrêmement peu documentées à ce jour, au niveau du contexte et de la traduction de leurs textes, mais la perspective heuristique de l’analyse me semble également capitale. Ici, elle n’est ni le centre ni le terme de l’investigation : elle apporte l’outillage efficace pour répondre à des questions ethnomusicologiquement nécessaires. À cet égard, l’auteur de La steppe musicienne défriche une terre encore en jachère, mais où l’on va pouvoir semer pour aborder des thématiques subtiles dans les domaines stylistiques, cognitifs et mémoriels, voire esthétiques. Que Frédéric Léotar soit ici remercié pour une entreprise féconde qui s’ouvre sur tant d’autres perspectives.
Jean-Jacques Nattiez,
Professeur émérite, Université de Montréal.